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8 janvier 2011 6 08 /01 /janvier /2011 10:41

 

François Mitterrand brandit une rose sur les marches du Panthéon le 21 mai 1981, le jour de la cérémonie d'investiture du premier président socialiste élu au suffrage universel. (AFP)

De Gaulle parlait de la France comme elle devait être, Mitterrand comme elle était. C'est ce qui fascine le plus chez cet homme de séduction : son intimité avec l'âme du pays. En cinquante années d'histoire de France, il a incarné toutes les contradictions, les déchirements, les ambiguïtés de ses compatriotes. Les méandres de sa vie politique masquent une constance plus nette qu'on ne croit. Il ne fut pas toujours de gauche, on le sait. Mais il fut toujours haï par la droite. Voilà au moins un repère.
Surtout, il y a l'image du 10-Mai. Voyant aujourd'hui partir Mitterrand, le peuple de gauche - il existe toujours, quoi qu'on en dise - se rappelle cette nuit-là, ces joyeux orages, ces "Marseillaise" à coeur perdu. Toute une génération tenue hors les murs entrait dans la République et ses palais, interdits depuis trente ans. Une revanche pour les humbles. Un instant de bonheur... Ce n'est pas rien dans une vie. C'est à Mitterrand qu'on le doit, à son acharnement, à son talent. Dans l'album de famille, il a gagné, lui qui venait d'ailleurs, une place d'honneur.

Il fut l'homme de la province, rural et enraciné, autant que le Parisien ductile et séducteur; le pétainiste littéraire puis le résistant très politique; l'ambitieux de trente ans à la charnière de toutes les coalitions et le pilier du centre-gauche, bête noire de la droite; le ministre de la répression en Algérie comme le résistant au coup de force militaire en 1958; l'allié des communistes et leur ennemi intime; le président de la rupture et des 110 propositions puis celui de la gauche qui gère et qui dure au pouvoir; l'homme des réformes sociales et des réformes financières; celui de la méfiance à l'égard de l'argent et celui des années-fric; celui qui s'est arrimé aux Allemands tout en voulant avec acharnement les contenir; le socialiste antisoviétique; l'atlantique opiniâtre et le continuateur du Général sur le plan stratégique et diplomatique; le politicien retors et l'homme d'Etat obsédé par le rang de son pays. Tel est le sens du numéro spécial que nous vous proposons. 

Il était cynique? En amitié, jamais: il pouvait prendre les plus grands risques au nom d'un souvenir, d'un bienfait ancien. En politique, certainement. Il avait plus que tous le sens aigu des rapports de force, la science du pouvoir et de sa conquête. Mais il avait su, comme souvent les hommes de l'Histoire, s'élever, à force d'épreuves, au-dessus des calculs et des combinaisons. Cet homme de manoeuvres était un homme d'Etat, toujours réaliste, souvent inspiré. C'est ce que la droite se refusa à croire, jusqu'à ce qu'elle se rende à l'évidence et l'encense à sa mort autant, sinon plus, que la gauche. Chacun aura remarqué l'éloge appuyé, souvent brillant, prononcé par Jacques Chirac. Dans le drame du pouvoir, le cynisme fut transcendé. Mitterrand laissera donc une trace, un héritage, qui dépassera finalement les revirements tactiques: la modernisation du pays et son entrée dans une confédération européenne emmenée par le couple franco-allemand. Mitterrand a épousé toutes les ambivalences des Français. Mais c'était, malgré tout, pour les porter en avant. 

Bien sûr, tout cela fut souvent dur aux hommes de gauche. La réalité, leur disait Mitterrand, est ce qu'elle est. Les rêves s'y brisent, s'ils sont trop beaux. A la fin, veut-on gouverner, ou non? L'interrogation narquoise réfutait toutes les déceptions. Elle prévenait les réquisitoires de la deuxième gauche, qui aime si peu le pouvoir.
Pourtant, elles étaient bien là, ces déceptions cruelles. Les grandes réformes du début une fois acquises, les ornières de la gestion, les ombres du second septennat et les renoncements de la lucidité froide ont estompé l'espoir. On aurait aimé, dans cette saga de la politique réelle, une ambition parfois moins calculatrice, une poésie de l'action, qui aurait maîtrisé l'Histoire au lieu d'en tirer parti. On aurait aimé que l'anti-de Gaulle, sur ce point, imite plus son anti-modèle. Rêvons un instant: et si le souffle de Jaurès, la sensibilité de Blum, qu'on sentait affleurer chez Mitterrand, avaient aussi été des guides pour l'action... Etait-ce possible? Jaurès n'a pas gouverné, disait-il dans sa brillante défense, et Blum trop peu. L'abolition de la peine de mort, la libération des ondes, les lois sociales, les grands travaux qui ont changé Paris: pas si mal, tout de même! C'est la grande leçon du mitterrandisme: il faut être de gauche, mais il faut agir. Mitterrand a beaucoup agi. Tout est là.

 Cet éditorial a été publié dans Le Nouvel Observateur du 11 janvier 1996, après la mort de François Mitterrand.

Laurent Joffrin

Le Nouvel Observateur du 11 janvier 1996

(Nouvelobs.com)

 

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